La guerre des mots de George Lakoff

Cela fait quelques mois, voire quelques années, que l’envie les propos de ce livre me trottent dans la tête. Enfin, je me décide à en faire un résumé, puisque c’est maintenant quasi quotidiennement que je me dis « Mais oui, c’est comme ce que dit ce livre, là, dont j’ai oublié le nom et l’auteur », et que je dois aller sur le site des éditions des Petits matins, car je me rappelle simplement de la couverture.

Avec cette note de lecture, j’espère que ma mémoire me fera moins défaut.

Temps de lecture estimé : 9 mn

George Lakoff est américain. La première version de ce livre écrite en 2004 a eu un certain succès et a contribuer à répandre l’idée de cadre de langage, ce qu’a utilisé Barack Obama dans sa campagne victorieuse en 2008. De plus, il est professeur de sciences cognitives et de linguistique, ce qui me le rend encore plus sympathique.

La version commentée ici date de 2014, une version actualisée après la victoire des conservateurs qui ont su encore mieux orienter le débat public. Nous sommes en 2024 : espérons que le vent tourne encore une fois en faveur des démocrates aux États-Unis et de la gauche écologiste en Europe.

L’introduction rappelle que notre cerveau fonctionne à l’aide de cadres de pensée qui nous permettent d’appréhender le réel. Ce n’est pas mentionné ici, mais c’est la même idée que la fenêtre d’Overton qui s’est répandue dans les milieux militants. Mais c’est surtout l’idée qu’il ne faut pas employer le cadre de pensée de son adversaire. Si je vous dis de ne pas penser à un éléphant, vous aurez beau faire tous les efforts possibles, cette image viendra à votre esprit, et si elle est répétée, cela la renforcera. De la même manière, il est fortement déconseillé d’utiliser le langage de la droite, ou nous renforçons leur cadre de pensée.
Mais recadrer le débat demande un temps long, des répétitions et des moyens considérables. Nous le voyons, en France, avec l’influence de CNews ou BFMTV sur les mentalités. La progression de l’extrême-droite et du masculinisme leur doit beaucoup.
Autre précision : chaque camp politique pense avoir la morale pour lui. Personne ne se pense comme un affreux salaud. Ça paraît logique, mais quand on veut convaincre des gens de changer d’idées, il ne faudrait pas perdre ça de vue. Et en plus, on n’a pas toujours le même curseur moral selon qu’on fait ses courses, qu’on va voter ou qu’on écoute de la musique. L’être humain est compliqué.
Enfin, peu importe d’énumérer des faits. Si ceux-ci ne correspondent pas à notre cadre moral, on les zappe, c’est tout. Ils demeurent incompréhensibles.

Cette introduction résume déjà le propos du livre, qui coûte 17€ aux éditions du Petit Matin, une maison d’édition de qualité que vous pouvez soutenir en allant acheter ce livre dans une librairie indépendante !

I – Les bases du cadrage : théorie et application

Dans ce premier chapitre, l’auteur rappelle le cadre moral des républicains et des démocrates. Bien que ce soit aux États-Unis, c’est très facilement transposable en France, et cela permet de sortir de l’opposition gentils/méchants, qui ne permet pas d’avancer bien loin dans le débat)

Lakoff présente le cadre moral des républicains comme celui du patriarcat autoritaire :
« Le monde est dangereux et le sera toujours parce que les forces du mal y sont présentes. La vie est difficile parce qu’il y a de la concurrence. Il y aura toujours des gagnants et des perdants. Il existe un mal absolu et un bien absolu. Les enfants naissent mauvais dans la mesure où ils n’aspirent à faire que ce qui leur procure du plaisir et non ce qui est juste. Il faut donc les rendre bons. Un monde de ce typer requiert un père fort et autoritaire, capable de :

  • protéger sa famille dans un monde dangereux ;
  • soutenir sa famille dans un monde sans pitié ;
  • apprendre à ses enfants le bien et le mal.

L’enfant se doit d’être obéissant parce que le père représente une autorité morale qui sait distinguer le bien du mal. On part en outre du principe que le seul moyen d’apprendre aux enfants à obéir – c’est à dire à distinguer le bien du mal – est d’avoir recours aux châtiments, y compris physiques, lorsqu’ils ne se comportent pas bien. »

Ce qui est fantastique dans le propos de Lakoff, c’est que non seulement nous voyons tout de suite le cadre moral des républicains, mais nous pouvons comprendre aussi comment leur monde est pensé, et toutes les applications politiques qui en découlent. Car bien sûr, ce cadre moral s’applique aussi à la politique nationale et internationale : le père protecteur, se protéger du mal, la discipline, le contrôle et la répression des pauvres, etc.

Le cadre moral des démocrates, lui, est défini comme reposant sur le cadre parental altruiste :
« Les deux parents exercent une responsabilité égale dans l’éducation des enfants. Le principe de départ est que ceux-ci naissent bons et qu’on peut en faire des personnes meilleures. Le monde peut être amélioré et notre rôle est d’œuvrer en ce sens. La tâche des parents consiste à subvenir aux besoins de leurs enfants et à les élever pour qu’ils puissent à leur tour subvenir aux besoins d’autres personnes. »
De plus, un comportement altruiste est défini avec trois éléments : « l’empathie, la responsabilité envers soi-même et les autres, et la volonté de faire de son mieux non seulement pour soi, mais aussi pour sa famille, sa communauté, son pays et le monde dans son ensemble. »

Et là encore sont déclinées les propositions politiques : « protection environnementale, protection au travail, protection des consommateurs, protection contre les maladies. »

La différence entre conservateurs et démocrates, c’est que les démocrates sont constitués de sous-groupes, alors que les conservateurs, bon, ils ont aussi des sous-groupes, mais eux savent s’allier quand il le faut.
Ah ben tiens, ça me rappelle quelque chose, ça.
Sauf qu’il rappelle qu’avant, les conservateurs aussi ne pouvaient pas se sentir entre eux. Mais depuis vingt ans, des réunions sont organisées chaque semaine, qui réunissent les différentes tendances, et ils se parlent. Souligné trois fois, en gras, police 52 (par moi-même).

Donc énoncer des faits, ça ne marche pas. Penser que les gens votent selon leurs intérêts, ça ne marche pas. Faire des sondages pour établir des tendances et faire des propositions politique sur ces bases-là, ça ne marche pas non plus.
La vraie tactique, c’est de parler de ses valeurs, avec les mots de ses valeurs.
Et chacun de nous a en soi un peu de ces deux valeurs, de manière plus ou moins forte. Ce sont ceux qui sont partagés qui font pencher la balance. Et c’est ainsi que naît la légende « une élection se gagne au centre ». Oui, à condition de rester bien droit sur les valeurs.

Je ne parle pas de toutes les anecdotes et illustrations que Lakoff donne (pour en profiter, et ça vaut le coût, vous ai-je déjà suggéré d’acheter ce manuel pour le laisser sur votre table de nuit ?), mais je vous retranscrit tout de même celle-ci :
« dans de nombreux bureaux, il existe une "cagnotte à pizza" : chaque fois que vous utilisez un "mauvais" langage, vous devez y mettre une pièce de 25 cents. Les gens apprennent ainsi rapidement à parler exclusivement d’"allègement fiscal" ou d’"avortement par naissance partielle" (une méthode d’avortement thérapeutique en fin de grossesse, ndlt) »

Quand je pense qu’on n’arrête pas de nous bassiner en France avec le fait que la féminisation du langage, vraiment, c’est pas important…

Et la conclusion de ce passage, c’est que les mots ne sont que le reflets des idées. Dès qu’on a les bons cadres, les mots viennent aisément.
Les conservateurs ont des groupes de réflexion subventionnés en dizaine de milliers de dollars, pour réfléchir à ces concepts. Alors que les progressistes vont plutôt dépenser leur budget en aide directe pour lutter contre la pauvreté, par exemple.

On finit par onze trucs à faire pour changer la donne :

  1. répertorier les réussites de nos adversaires et nos échecs, en terme de cadrage du débat ;
  2. ne pas utiliser leur langage ;
  3. structurer les vérités en fonction de notre vision du monde, et pas seulement énoncer des faits ;
  4. laisser tomber le langage technocrate et s’exprimer selon notre cadre moral. Toujours.
  5. Savoir d’où viennent nos adversaires ;
  6. avoir une pensée stratégique et transversale, avec des objectifs de grande ampleur ;
  7. lancer des initiatives progressistes de type « pente savonneuse » ;
  8. les électeurs votent en fonction de leur identité et de leurs valeurs, pas de leurs intérêts personnels ;
  9. s’unir et coopérer ;
  10. être proactif et non réactif. Recadrer les débats tous les jours ;
  11. s’adresser aux progressistes de façon à activer le modèle altruiste chez les électeurs biconceptuels. Ne jamais se droitiser, au risque de se couper de sa base.

II – Approfondir la notion de cadrage : cadrer ce qui ne l’est pas

L’auteur précise que le cadrage est très différent d’un élément de langage, ou d’une formule choc. Pour qu’une formule fonctionne, il faut d’abord avoir travailler sur le cadrage pendant une longue période avant, parfois des dizaines d’années !

George Lakoff s’appuie sur son expérience de linguistique cognitive pour démontrer que le langage est absolument fondamental pour décrire les "causalités systémiques", c’est-à-dire décrire comment les choses arrivent. Et il prend l’exemple du réchauffement climatique, ce qui est tout à fait parlant.

Il prend ensuite plusieurs exemples pour illustrer son propos autour de la notion de moralité différente entre les camps politiques, puis explique comment se sont construites les individualités aux États-Unis, par leur histoire.

III – Le cadrage : thèmes choisis

Après avoir insisté sur le fait de ne pas tenter de modifier le cadrage qu’en période électorale mais tout le temps, Lakoff fait le tour de quelques sujets : santé, éducation, pauvreté, discriminations, retraites et syndicats, immigration. Je ne retranscris pas ici, car c’est beaucoup tourné vers la politique états-uniennes, et le principe est bien résumé au début. Encore une fois, je vous renvoie vers le livre pour approfondir cela.

Il consacre ensuite un chapitre sur Piketty et le creusement des inégalités. En ne voyant que l’aspect inégalité, sans voir les effets systémiques, on peut passer à côté de l’impact des inégalités sur le réchauffement climatique, sur le travail productif, sur le pouvoir des entreprises et même sur les réponses apportées : salaire minimum, éducation. Certes, c’est important, mais est-ce que cela répondre au sur-enrichissement néfaste pour tout le monde ?

IV – De la théorie à la pratique

Pour finir, Lakoff liste les positions de la droite radicale (je vous épargne la liste pour éviter les cauchemars) puis sur ce qui unit les progressistes, ce qui va mieux nous intéresser pour qu’on puisse le transposer en France et en Europe.
D’abord, les points de désaccord :

  • Les intérêts locaux ;
  • idéalisme contre pragmatisme ;
  • biconceptualisme ;
  • changement radical contre changement progressif ;
  • militants contre modérés ;
  • domaines de prédilection.

Puis, les valeurs qui nous réunissent :

  • Protection, épanouissement, justice ;
  • liberté, perspectives d’avenir, prospérité ;
  • lien social, dévouement, coopération ;
  • confiance, honnêteté, communication.

Et les principes qui en découlent :

  • L’équité ;
  • l’égalité ;
  • la démocratie ;
  • gouverner en vue d’un avenir meilleur ;
  • un secteur privé éthique ;
  • une politique étrangère reposant sur des valeurs ;

Enfin, les orientations politiques consensuelles :

  • l’économie ;
  • la sécurité ;
  • la santé ;
  • l’éducation ;
  • la petite enfance ;
  • l’environnement ;
  • la nature ;
  • l’énergie ;
  • la transparence ;
  • l’égalité des droits ;
  • la protection.

Conclusion

Bien sûr, tout n’est pas transposable d’un côté de l’océan à l’autre. Quand je lis la liste des orientations politiques dites consensuelles, je me dis qu’on a quand même beaucoup de travail et de discussions à avoir, et beaucoup de sujets ne sont pas si consensuels chez nous.

Cependant, la nécessité d’imposer un cadrage de pensée, et la nécessité de nous entendre est absolument nécessaire pour toute la gauche écologiste.

Nous avons toutes et tous en tête le spectre de 2027, mais quel que soit le résultat de l’élection, le monde ne s’arrêtera pas (et il n’y aura pas de révolution). Il nous faut nous organiser sur le long terme, pour les prochaines décennies, et nous devons commencer dès maintenant.

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